mercredi 7 février 2018

"Sans lendemain" de Jake Hinkson

L'Enfer de l'Arkansas

"— Peut-être que la mort est la seule grâce possible."



Présentation de l'éditeur

Billie Dixon sillonne les Etats-Unis des années 1940, s'efforçant de vendre des films dans les salles de cinémas des petites villes du Midwest. Elle apprécie son boulot et le contact avec les clients. Jusqu'à ce que dans un bled paumé de l'Arkansas, un prédicateur fanatique s'en prenne à elle, bien décidé à bouter hors de la ville tout ce qui ressemble à du cinéma. Billie aimerait bien le convaincre de changer d'avis, mais les choses se compliquent encore lorsqu'elle commence à se sentir attirée par Amberly, l'épouse du pasteur. Un désir qui va la conduire à s'emmêler dans un filet de mensonges et de supercheries, jusqu'à l'inévitable point de non-retour. Bel hommage aux classiques du genre, Sans lendemain est un bâton de dynamite dont la mèche se met à crépiter dès le premier paragraphe.


Mon Avis

J'aurais pas dû prendre la route hier. Je n'aurais pas dû y aller. La neige, les plaques de verglas, les bouchons, le camion qui m'a coupé la route et moi qui ai fait de mon mieux pour ne pas lui rentrer dedans, les énormes branches qui tombent juste à côté de ma voiture... Bref, j'aurais dû éviter de prendre la route hier. Comme Billie, l'héroïne de Sans lendemain, le nouveau roman de Jake Hinkson, aurait dû écouter l'homme qui lui avait conseillé d'éviter l'Arkansas (remarquez au passage la super intro...)...

"Plus on s'enfonce dans les Ozarks, plus les gens deviennent bizarres. Tant que vous resterez dans les Ozarks côté Mississippi, ça ira, mais une fois que vous passerez la frontière de l'Arkansas, faites attention à vous. Ils ne sont pas convenables, là-bas.
- Allez... Les Ozarks d'un Etat ou de l'autre, c'est pareil, non?
Il me regarda comme si j'avais craché sur le drapeau de l'Etat du Mississippi.
- Ces pèquenauds de l'Arkansas, ils sont méchants comme des teignes. J'ai un de mes oncles qui est allé là-bas en 1913. J'ai pas de nouvelles de lui depuis." (page 14) 


Nous sommes en 1947 aux Etats-Unis. Billie Dixon est représentante et tente de vendre des films à des petites salles de cinéma. En Arkansas, elle fait la connaissance de Claude, le gérant d'un cinéma, sur le point de fermer définitivement. Il lui explique que le pasteur de la ville "a décidé que les films étaient l'œuvre du diable". Les gens de la communauté des Ozarks suivent aveuglément son avis et désertent le cinéma de Claude. Billie décide de rendre visite au pasteur afin de le convaincre d'être plus souple envers le septième art. Mais cet entretien se solde par un échec cuisant. Peu après, Billie rencontre Amberly, l'épouse du pasteur, qui lui demande de revenir demain, son mari sera absent... Fortement attirée par cette jeune femme, Billie décide de prendre une chambre d'hôtel et d'honorer le rendez-vous secret. Elle regrettera amèrement d'être restée dans ce bled paumé de l'Arkansas...

"Tout en conduisant, je ne cessais d'entendre la voix claire d'Amberly Henshaw disant : "Demain". 
Qu'attendait-elle de moi ? Pourquoi voulait-elle que je vienne la voir ?
Avait-elle compris, d'un seul regard ?" (page 31)

J'avais lu et adoré le premier roman de l'auteur, L'Enfer de Church Street (traduit par la même traductrice, Sophie Aslanides, et publié dans la collection "Totem" de Gallmeister). On y retrouve les mêmes thématiques : un univers noir, teinté de désespoir ; des personnages religieux hypocrites, rigides et parfois sociopathes ;  la question importante des choix à faire ; la violence, l'hémoglobine et le rythme endiablé du récit. Jake Hinkson est, d'après Jon Bassoff (écrivain américain de romans noirs, dont Corrosion), "le maître actuel du roman noir gothique sudiste, digne héritier de Flannery O'Connor, Harry Crews et Jim Thompson". 

« Moins d'une semaine après mon arrivée à Los Angeles, j'avais rencontré une ouvrière aux cheveux courts qui m'avait emmenée au Well Well Club dans LaBrea. C'était un monde dont je n'avais jamais osé rêver. Des filles en jean et chemise à carreaux en train de danser avec des dames en jupe et chaussures à talons. Ce fut une période bénie pour moi. Je m'habillais comme Marlène Dietrich et couchais avec des secrétaires et des épouses de militaires. C'était amusant , mais cela ne durait jamais. Echapper aux descentes de police était assez pénible (…). » (page 31)

Contrairement à L'Enfer de Church Street, le personnage central est une femme. Et quelle femme. Billie porte un prénom masculin (elle s'appelle William, et on apprend rapidement pourquoi), elle porte des pantalons, elle a les cheveux courts, elle a du bagou, elle aime les femmes. Dans les années 40 aux Etats-Unis, elle ne passe donc pas inaperçue. J'ai adoré ce personnage, sa personnalité, sa détermination, sa singularité, mais je suis encore tombée dans le piège de l'auteur. En effet, lorsque vous lisez un roman de Jake Hinkson, un conseil : ne vous attachez pas trop aux personnages. Car l'auteur, comme le souligne l'Arkansas Times, "campe des personnages dans lesquels on se reconnaît, puis il passe la ponceuse"...

Parmi les personnages féminins remarquables de Sans lendemain, il y a également Lucy Harington, jeune femme très intelligente et véritable shérif de la petite bourgade de l'Arkansas, cantonnée à un rôle d'assistante administrative. Ce choix de mettre en avant des personnages féminins est assez inédit chez l'auteur, et c'est l'occasion pour nous lecteurs de prendre conscience de la condition féminine, après la guerre aux Etats-Unis. 

"— Tu es une abomination." (page 71)

Comme dans L'Enfer de Church Street, la religion est remise en question, critiquée, tournée parfois au ridicule. Elle est représentée par le frère Obadiah Henshaw, le pasteur que rencontre Billie, mais aussi par les fidèles qui le suivent aveuglément. Le shérif et le Procureur, figure de la justice, sont également égratignés. Enfin, Sans lendemain nous rappelle que la vie est une succession de choix, et que ceux-ci ont des conséquences. Le reste, comme la religion, n'est qu'illusion.

Enfin, le thème du cinéma est omniprésent dans ce roman. L'auteur, qui fréquente régulièrement les salles de cinéma, a parsemé beaucoup de références du septième art américain des années 40, des références et des polémiques qui nous donnent envie assurément d'en savoir plus.

"Le Congrès faisait la chasse aux cocos. A Washington le mois précédent, un groupe de gens s'était présenté à une réunion d'un Comité de la Chambre des représentants et avait prévenu le monde entier contre la subversion communiste à Hollywood. Au nom du syndicat des réalisateurs, des gens comme Robert Montgomery, Ronald Reagan et Georges Murphy avaient témoigné du fait que les Rouges faisaient des incursions dans le milieu du cinéma depuis des années. Walt Disney avait déclaré que le syndicat des dessinateurs de films d'animation était sous l'emprise de Moscou. Même Mickey Mouse n'était plus en sécurité désormais. Et voilà qu'un groupe de gauche refusait de témoigner devant le Congrès. L'article annonçait qu'ils risquaient tous la prison." (page 57) 

En bref, Sans lendemain est un roman noir remarquable, qui laisse présager le pire pour son personnage féminin : un avenir obscur. Comme dans L'Enfer de Church Street, la religion, la justice et l'autorité ne sont pas épargnés. Ici, Jake Hinkson met en avant trois femmes, aux rêves ambitieux qui n'aboutiront jamais. L'auteur démembre le rêve américain avec une plume incisive et un rythme haletant. Les questions essentielles des choix et de la condition féminine imprègnent également le récit. Décidément, ce grand romancier ne cessera jamais de nous surprendre.


Un grand merci aux éditions Gallmeister !

Sans lendemain (No Tomorrow), Jake Hinkson, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sophie Aslanides, Gallmeister, collection "Americana", février 2018, 224 pages, 19,90 €, format numérique : 13,99 €



A bientôt ^^




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