vendredi 29 décembre 2017

"Glaise" de Franck Bouysse

Au Puy Violent, la Grande Guerre en écho

"Mère de tout, qui ne se souciait aucunement de son innombrable marmaille occupée à une conquête illusoire. La terre, et le vaste ciel au-dessus, muet lui aussi, que l'on interrogeait pourtant, à qui l'on faisait dire
ce qu'on avait envie d'entendre."



Présentation de l'éditeur

Au coeur du Cantal, dans la chaleur d'août 1914, les hommes se résignent à partir se battre, là-bas, loin. Joseph, tout juste quinze ans, doit prendre soin de la ferme familiale avec sa mère, sa grand-mère et Léonard, vieux voisin devenu son ami. Dans la propriété d'à côté, Valette, tenu éloigné de la guerre en raison d'une main atrophiée, ressasse ses rancoeurs et sa rage. Et voilà qu'il doit recueillir la femme de son frère, Hélène, et sa fille Anna, venues se réfugier à la ferme. L'arrivée des deux femmes va bouleverser l'ordre immuable de la vie dans ces montagnes. Roman d'amour et de fureur, Glaise confirme l'immense talent de son auteur à mettre en scène des hommes et des femmes aux prises avec leurs démons et avec les fantômes du passé. Des espaces, des personnages d'une terrible force, l'art de la narration : l'univers, l'écriture, la musique font de Franck Bouysse un raconteur d'histoires dans la plus grande tradition américaine. Après Grossir le ciel, prix SNCF du polar 2017, et Plateau, prix de la Foire du Livre de Brive, Franck Bouysse s'impose comme une voix incontournable de la littérature française contemporaine.

Mon Avis

Le ciel orageux du Pays de Salers vu du sol. L'orage latent, lien de la terre et du ciel. Dès les premières pages, le tonnerre gronde dans ce monde paysan qui s'ouvre sous nos yeux. Août 1914, Chantegril, au cœur du Cantal. Marie, 72 ans, s'assure que ses secrets enfouis dans une toute petite boîte fermée à clef sont bien à l'abri. Un orage se prépare. Marie est inquiète. Cet orage lui rappelle le lourd passé qui la hante depuis des années. S'ajoute à tout ce tourment un sentiment étrange qui ne peut la quitter. Son fils unique Victor partira au front le lendemain, laissant son fils et sa femme derrière lui. Il en est de même pour Eugène Valette, le fils des voisins. Dès les premières pages, nous sommes happés dans un monde à l'atmosphère pesante, née d'un orage prêt à déchirer le ciel. Un monde dans lequel la mort guette, comme si elle attendait le bon moment pour faucher ce qu'il reste des familles du hameau auvergnat.

"Marie était prisonnière de funestes pensées qui se propageaient dans sa tête comme une coulée de boue glacée. Si Victor ne devait pas revenir de la guerre, elle perdrait tout, s'affaisserait à la manière d'une herbe cisaillée par la faux, et rien n'y ferait contre une telle douleur, pas même la présence de ce petit-fils qui lui ressemblait tant, qu'elle chérissait sans honte, à croire que ce genre de manifestation sautait les générations. Elle pensa aussi à Mathilde, si effacée, si fragile. Marie ne la sentait pas armée pour faire face à la place vide dans le lit, ce désespoir qui saisirait sa bru, ce désespoir dont elle savait tout. L'expression tangible de sa peur n'avait rien à voir avec un vide quelconque, mais plutôt avec son propre effondrement de mère. " (page 15).

La vie paysanne et la guerre en écho

Le lendemain, Victor part au front avec César, son cheval de trait réquisitionné par l'armée. Restent alors à la ferme la vieille femme âgée, Marie, la mère, Mathilde, le jeune Joseph âgé de 15 ans. Léonard, un vieil homme ami précieux de Joseph sera un soutien sans faille et un grand-père de remplacement pour le jeune homme. Restent également leurs voisins, Valette, un ignoble et répugnant personnage infirme, et sa femme Irène. 
Arrivent ensuite à Chantegril Hélène, la femme du frère de Valette, et sa fille Anna. Citadines, elles devront s'acclimater à la vie paysanne, un milieu complètement différent du leur.

Franck Bouysse, ex-professeur de biologie et aujourd'hui formateur en horticulture, tisse un récit poignant et magnifique sur ces hommes et ces femmes qui vivent loin du tumulte de la Grande Guerre. Ils n'en ont que de rares échos, juste des avis de décès, qui arrivent peu à peu à destination des familles. L'auteur nous montre les conséquences de cette guerre dans la vie de ses personnages. Marie prend le pouvoir, dirige tout malgré la fatigue et le dur labeur, Joseph est destiné à devenir un homme plus rapidement que prévu, Mathilde se ferme dans le silence. 

Un roman d'apprentissage, une histoire d'amour

Véritable roman d'apprentissage, nous suivons Joseph dans son évolution "forcée" face à l'absence de son père. Une histoire d'amour magnifique naît entre Joseph et Anna, c'est vraisemblablement elle qui le façonne, qui le transforme, qui l'initie à l'amour et aux sentiments intimes. Il passe ainsi de l'enfance à l'âge adulte.

"Joseph tenta de se raisonner, se demandant comment ce qui n'existait pas avant, pouvait se mettre à compter autant du jour au lendemain. Il ne s'agissait pas simplement d'Anna, mais aussi de l'empreinte qu'elle avait abandonnée, comme une trace figée dans les neiges éternelles, ce baiser qui avait chamboulé les géographies de Joseph. Il ne trouvait pas de mots pour qualifier cette sensation vorace, de toute façon, il lui aurait fallu en inventer de nouveaux et il n'était pas dans l'invention." (pp. 123-124).

Glaise, ce n'est pas uniquement les ravages de la guerre sur un hameau, c'est également une très belle histoire d'amour. Il est question de la mort, avec la guerre et cette sorte de malédiction qui semble poursuivre la famille de Joseph. Mais il est aussi question de la vie, avec sa beauté (de la nature notamment) et avec ce formidable couple d'adolescents qui s'épanouit loin du fracas de la guerre, une guerre dont la compréhension échappe complètement aux personnages. 

Un danger imminent

Tandis que Valette vise l'obtention des terres de la famille de Joseph, la femme de son frère, Hélène, et sa fille Anna débarquent dans sa ferme. Pour lui, c'est une intrusion, une source d'ennuis. Sa femme le rejette, son infirmité le prive du statut de soldat. Son honneur est écorché. Sa colère, sa rage, son déshonneur le poussent à devenir un être répugnant, bestial et dangereux. 

Glaise, c'est aussi la confrontation de deux mondes : le monde paysan, celui d'Irène, et le monde de la ville, celui d'Hélène et d'Anna. "Y'a rien que tu trouveras dans tes livres qui te servira. Lire, écrire et compter, voilà ce qui est important, le restant encombre la tête pour rien", voilà ce qu'Irène, la voix ancestrale, rétorque à Anna. A la campagne, chacun travaille durement. Ceux qui restent s'affairent en cuisine et aux champs ou auprès des animaux. On ne parle pas pour ne rien dire. Au contraire, on parle peu, le silence et le travail sont maîtres. "Pour les femmes, la vie, c'était des actes et bien peu de mots" (page 117). 

Une nature somptueuse et colorée, la beauté des mots

L'auteur corrézien glorifie la nature colorée dominée par le Puy Violent, qu'il magnifie avec des mots justement choisis. Beaucoup de passages sont écrits en effet avec une extraordinaire beauté, ils sont empreints d'une poésie saisissante :

"Il voyait le ciel illuminé, tordu par les montagnes. Joseph savait que les étoiles dansaient mieux au mois d'août. Il attendit que l'une d'elle, décrochée de quelque incroyable socle, traversât l'univers d'un infini à l'autre, prêt à jeter dans son sillage le seul vœu qu'il eût en tête. Elles ne manquaient pas d'habitude, ces étoiles-là, lors des claires nuits d'été, comme si une bouche céleste s'était amusée à les cracher à l'envi." (page 48).

Enfin, Glaise s'illustre par ses personnages, tous hantés par leur passé. Des disparus resurgissent de leurs souvenirs, la mort rôde à nouveau, la foudre est prête à frapper ce hameau. Le récit est rythmé, l'auteur passant promptement d'un personnage à un autre au fil des chapitres. Le style d'écriture est magnifique. Je n'ai pas peur d'affirmer qu'il s'apparente quelque peu à celui de R.J. Ellory : puissant, beau, poétique, il provoque au lecteur d'intenses émotions.

En bref, Glaise est ce que l'on peut nommer un roman noir lumineux. La nature souveraine et indifférente, la guerre résonnant au loin, les hommes et les femmes se démenant contre leurs propres fantômes du passé, tout ceci et plus encore forment ce roman grandiose et surprenant. Ses personnages authentiques, forts, touchants parfois sont inoubliables une fois le livre refermé. Glaise est une histoire familiale, mais également un roman d'apprentissage et une histoire d'amour touchante, bouleversante. Même si la mort guette les personnages notamment à cause de la guerre, même si le tonnerre gronde au loin, la vie n'est pas en reste. Elle se manifeste, bien au contraire. Glaise est assurément un grand roman (à se rouler par terre).

Un extrait

"On passa de l'été à l'hiver par un mince trait d'union teinté d'ocre et de rouge. Le froid s'installa, la neige se mit à tomber début novembre, et on se recroquevilla derrière les murs, car il n'y avait plus guère que cela à faire, courber l'échine, attendre que ça passe. 
Fragiles humains.
Qui enduraient la neige scarifiée de traces, pareille à une vaste carte dessinée à l'encre sympathique.
Enduraient les redoux, comme des mensonges auxquels ils avaient fini par ne plus croire.
Enduraient les tempêtes et le froid.
Enduraient la pâle lumière et le coût supplémentaire de chaque effort, bien plus qu'en été." (page 194).


Bonus : l'entretien de la librairie Mollat


A bientôt pour une prochaine chronique ^^





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